Il est des lieux mythiques qui traversent les temps en restant éternellement vivants dans l’esprit de ceux qui les fréquentaient, quitte d’ailleurs à ce que chacun en retienne une image tout à fait personnelle. Le café des sports de mon village est un de ces lieux. Une institution.
On me dit qu’il a fermé voilà quelques années... mais j’ai du mal à m’y résoudre chaque fois que je passe devant. Et même si c’était vrai, comment le village peut-il vivre sans ce lieu de vie intergénérationnel si privilégié ?… je commence à mieux comprendre la torpeur ambiante actuelle, hors pandémie.
première mi-temps
Le café des sports c’était une deuxième maison pour beaucoup. Pas tant pour moi, enfant, qui n’y faisais que quelques incursions le samedi après-midi à l’heure du rugby. Le café des sports était le lieu de rencontre de la jeunesse, des adolescents, mais aussi des “vieux”, un terme bien entendu affectueux dans nos bouches, pour désigner les générations de nos parents et grands-parents. Ça buvait du rouge, du jaune ou du petit noir, de la bière ou de la limonade. Ça discutait, en même temps que ça claquait au flipper ou au babyfoot. Ça plaisantait, les éclats de rire transperçaient les volutes de fumée, et personne ne trouvait à redire. Ça respirait le bonheur d’une époque bien révolue, où la vie au café commençait à l’aube pour finir après que le soleil se fût couché. Raymond, le patron, affichait une énergie constante, même si ses longues journées n’étaient pas de tout repos. Sa moustache fournie et son accent du terroir complétaient son allure de rugbyman serein au pas ferme, pour inspirer du respect en même temps que de la sympathie. Un monsieur, pour le gamin que j’étais.
C’est que Raymond, avec quelques autres “vieux”, avaient joué dans des grands clubs. Donc respect au moment de commenter les matchs du week-end de l’équipe locale. Et que dire, quand le Tournoi s’invitait, l’hiver venu, à la télévision du café, juchée sur une étagère en coin. Pour les gamins de l’école de rugby parmi lesquels je comptais, l’entraînement se finissait alors assez tôt pour remonter au café des sports prendre place sur les chaises de devant, quand les “vieux” restaient au comptoir. Nous partagions les mêmes images en noir et blanc, chacun des groupes y allant de ses commentaires, et Roger Couderc au poste que l’on arrivait même pas à entendre bien souvent. Si Twickenham était le temple du rugby, le café des sports en était une chapelle des plus ferventes ! C’est qu’au village, le rugby était religion. On raconte même qu’en des temps à peine un peu plus anciens, quand il y avait encore classe le samedi après-midi, le directeur du collège amenait les élèves de sa classe à la mairie regarder le Tournoi au poste de télévision du village… et je ne crois pas que ce soit une légende. Les années ont passé, et pourtant, à chaque hiver, une douce mélancolie m’envahit toujours quand le Tournoi rechausse ses crampons.
deuxième mi-temps
Quelques décennies plus tard, Raymond et ses copains s’étaient donné rendez-vous là-haut pour prêcher les grandes envolées du ballon ovale auprès des anges… et je commençais à rejoindre le clan des “vieux” à mon tour. Mes retours au pays, pendant les vacances, étaient l’occasion d’aller saluer mon ami Didier qui avait pris la succession de son père aux commandes du café des sports. Les modes de vie avaient changé, mais le café des sports restait un lieu exceptionnel de lien social, comme on se plaît aujourd’hui à décrire la capacité à faire communiquer des individus, à leur procurer la joie de se retrouver, à créer les conditions du plaisir à partager des moments ordinaires de la vie quotidienne. Au-delà de sa simple responsabilité de patron d'un débit de boissons, Didier excellait comme animateur de la grande diversité des habitués de ce lieu de vie. Ça collait à son tempérament. On retrouvait, dans le fond, le demi de mêlée talentueux qu’il avait été, plein d’enthousiasme, de vista, de sens du groupe, sachant animer avec maestria les gros de devant tout comme les gazelles de derrière, s’imposant naturellement comme la charnière qui fait bouger le jeu. Toujours à l’écoute, disponible pour prodiguer ses bons conseils, soucieux de l’élégance des attitudes et des attentions délicates, séducteur dans l’âme. Son intonation charmait ses interlocuteurs, faisant honneur à son passé de comédien amateur inoubliable qu’il avait été dans la troupe de théâtre locale.
Et puis, le sort s’en est mêlé à son tour, tristement, sur une route, à bicyclette. Le café des sports a rendu l’âme petit à petit, et le cœur du village en même temps d’une certaine façon. Maintenant, c’est avec une infinie tendresse que nous nous revoyons de temps en temps avec Didier autour d’un café, et en espérant continuer à s’en resservir souvent après la mi-temps du virus.
prolongation
Comme je l’ai souligné en introduction, chacun garde une image très personnelle de tels lieux mythiques. Aussi, je laisse la plume à mon fils qui, à partir des années 2000, petit citadin de la région parisienne en vacances à la maison familiale, découvrait tout émerveillé le charme de la vie de village.
“C'était au café des sports où se retrouvaient tous types d'Arthéziens, qui y arrivaient d'autant plus facilement qu'ils venaient en voisins, entre deux courses ou en fin de journée. On pouvait ainsi partager un match de rugby sur grand écran entre cet octogénaire, ancien paysan, et ce jeune joueur du RCA, étudiant à Pau. Aux heures creuses, la lecture de la République des Pyrénées s'accompagnait d'un café au bar et des commentaires acerbes de Philippe. Les soirs de week-end on pouvait voir danser le mitron avec l'infirmière, ou les filles du basket rire des pitreries du jeune professeur. Didier, en patriarche poète et festif, naviguait d'un demi à un perroquet, d'un gin-kas à un muscadet, du tube de l'été à une dernière chanson de Serge Reggiani.
C'est ce bar sans charme extérieur particulier ni artifice, mais au cœur du village, qui a vu bagarres et amours arthéziennes, rumeurs déformées et envolées lyriques, programmes de fêtes ou débats politiques locaux et internationaux.
Les réseaux sociaux en ligne n'existaient pas ; ils vivaient au comptoir.”
feuille de match
À l’heure où les Arthéziens sont amenés à s’interroger sur la revitalisation de leur centre-bourg, on ne peut éluder cette question : comment créer un espace intergénérationnel d’une empreinte aussi profonde que celle du café des sports dans la vie quotidienne du village ? Évidemment, on le sait bien, “la nostalgie n'est pas bonne conseillère”, et ressusciter ce lieu exceptionnel, à mes yeux, de l’histoire moderne de notre communauté n’est pas mon propos. En revanche, et même si je n’ai pas à ce jour de solution, il me semble fondamental de considérer cette question comme structurelle dans le projet du “village de demain”. J’ai le sentiment que de ne pas y répondre nous ferait passer à côté du projet.
Jean-Michel Cabanes