Mon ami le boulanger vient de prendre sa retraite cette semaine. Toujours vêtu de sa blouse blanche, il respirait le bonheur et l’amour de son métier les mains dans la farine. Entre deux fournées, il se plaisait à citer quelques bons auteurs, Boris Vian ou autres, toujours fort à propos et un œil sur le four. Vous l’aurez compris, mes incursions dans son atelier vont me manquer dorénavant, même si, pour cause de confinement, elles se faisaient déjà de plus en plus rares.
Depuis la fin de nos années collège, quand nous partagions les mêmes bancs, nos carrières avaient suivi des chemins différents. Et c’est avec beaucoup d’affection et une admiration sincère que je le voyais faire tourner sa boutique, quand je revenais au pays pour les vacances. Mon culte du personnage se fonde, encore maintenant, sur trois remarquables de ses capacités, lesquelles m’amènent à me pencher aussi sur diverses évolutions de notre société.
“Je ne sais pas ce qui est beau, mais je sais ce que j'aime et je trouve ça amplement suffisant.” (Boris Vian)
La tradition familiale qui fait que chez lui on est boulanger depuis des générations lui confère comme des lettres de noblesse... un baron de la mie de pain ! Et de la mie, il en a connu. Nos habitudes alimentaires ont en effet bien évolué ces dernières décennies tant du fait des progrès dans la chaîne de production de la farine que dans les exigences des consommateurs. Le bon vieux “400” à la mie blanche et abondante a laissé place à des baguettes à la mie plus resserrée et moins lumineuse. Et aussi à une offre plus diversifiée de pains, selon farines et autres graines.
Notre société, chaque jour de plus en plus sensible à la qualité des éléments de base de notre alimentation, pousse à favoriser une production saine, raisonnée et de proximité, autant que faire se peut. Elle pousse ainsi vers une qualité croissante. Ça tombe bien. La recherche de l’excellence, le gène des artisans qui veulent partager leur passion, un marqueur de la “maison” de mon ami le boulanger !
“Quand on se voit milliardaire, on se voit toujours en train de dépenser le milliard, jamais de le gagner.” (Boris Vian)
Qu’il est vivifiant ce vent des campagnes quand il souffle l’esprit d’entreprise ! Pour m’en référer à un temps pas encore si lointain, tout comme celui de ma jeunesse… , je me souviens des parents de mon ami le boulanger quand ils venaient le dimanche matin, depuis leur petit village perdu dans la campagne, vendre leurs gâteaux dans un local face à la gendarmerie du chef-lieu de canton. Pouvoir acheter des gâteaux, une première au village !
Toujours mus par ce même esprit d’entreprise, ils allaient rapidement transformer cette pâtisserie éphémère du dimanche en une boutique avec pignon sur rue, dans un local voisin. Là aussi une première au village. Jusqu’alors en effet, chacun des deux boulangers du village distribuait principalement son pain via des tournées en voiture, et il n’y avait pas à proprement parler de boutique spécifique de boulangerie.
Et puis, d’initiative en initiative, mon ami le boulanger a agrandi son commerce : boulanger, pâtissier, mais aussi chocolatier, glacier, traiteur ! Sans compter son autre activité de gîte pour pèlerins sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle qui passe par notre commune. Un vrai talent d’entrepreneur, créateur d’emplois locaux, et toujours avec talent et succès.
“Il y a deux façons d'enculer les mouches : avec ou sans leur consentement.” (Boris Vian)
Pour moi qui ai fait toute ma carrière au sein d’un grand groupe industriel, les analyses stratégiques pour définir une politique marketing se matérialisaient trop fréquemment par une démarche lourde et quasiment statutaire… pour bien souvent en arriver à “enculer les mouches” selon l’expression populaire. Heureusement la boulangerie de mon ami n’entrait pas dans le périmètre d’une telle structure, cela aurait pu lui être fatal.
En effet, en y réfléchissant bien, à l‘heure des objectifs de réduction des bilans carbone, et des “delivery” tout horizon, il aurait pu sembler bien plus rationnel à des cabinets conseils experts en business models, de faire des tournées pour livrer le pain et viennoiseries que de miser sur une boutique. Choix d’autant plus facile à faire qu’il se serait inscrit localement dans la continuité des pratiques, comme je l’ai précisé ci-avant. Mais c’était sans compter sur la vision et l’intuition de la “maison” familiale de mon ami le boulanger.
La clé du succès de cette “maison” est cependant peut-être encore ailleurs que dans l’amour du métier et la soif d’entreprendre. En effet, la chaleur qui se dégage du commerce de mon ami le boulanger, n’est pas seulement celle du four, mais surtout de cette gentillesse, ce sens de l’accueil, cette serviabilité, cette bonne humeur et cette authenticité que le maître à bord irradie naturellement auprès de son équipe, pour le plus grand plaisir de ses clients in fine.
“Si le travail c'est l'opium du peuple, alors je ne veux pas finir drogué...” (Boris Vian)
Voilà comment, d’après moi, cette boutique est devenue un écrin de douceurs gustatives, un lieu privilégié de lien social, le cœur du village alors que le reste du centre-bourg se meurt.
Bravo l’ami ! La lignée familiale de boulangers s’interrompt, peut-être provisoirement. Mais je ne doute pas que tous ceux qui te regardent depuis là-haut, et notamment tes parents, sont fiers de ton chemin parcouru. Alors, maintenant, il te faut goûter paisiblement au temps qui passe, même si, quand on est habitué à se lever tous les jours au milieu de la nuit pour gagner son pain, on ne s’arrête pas comme ça…
“Ce qui m'intéresse, ce n'est pas le bonheur de tous les hommes, c'est celui de chacun.” (Boris Vian)
Avec toute mon amitié,
Jean-Michel Cabanes