Tout récemment, j’ai pris la route reliant Mourenx à Pau, route qui, au sortir de Mourenx, à hauteur de Noguères et Pardies, longe une zone industrielle de longue date. Confinement oblige, ça faisait bien longtemps que je ne circulais plus dans ce secteur. Et j’ai donc été surpris d’y découvrir une centrale photovoltaïque, avec sa multitude de panneaux solaires presque “à perte de vue”, produisant notre électricité sans faire de bruit. Je n’ai pu m'empêcher de penser à l’usine qui occupa ces lieux pendant plus de trente ans et dont il a été définitivement fait table rase. Cette usine de Péchiney-Noguères qui a rempli une des pages les plus tristes, dramatiques, inhumaines de l'activité industrielle en France, mais aussi les plus exemplaires des combats du monde ouvrier contre l'arrogance, le mépris et l'injustice. Une histoire que j’ai vécue de ma propre chair.
des conditions de travail inhumaines
L'usine de Péchiney-Noguères employait environ 600 ouvriers, la plupart en postes de 3x8. Mise en service en 1959, elle arriva à produire, au début des années ‘70, environ 40 % de l'aluminium français. Les conditions de travail y étaient particulièrement pénibles. L'été, la température ambiante pouvait atteindre 70° dans les ateliers. La poussière s'incrustait partout. Des 438 cuves d'électrolyse se dégageaient des gaz hautement toxiques (fluor et gaz carbonique) et même cancérigènes (HAP, hydrocarbures polycycliques aromatisés) ; selon les conditions atmosphériques, ceux-ci pouvaient former une masse irrespirable à hauteur d'homme. L'aspiration de l'aluminium par air comprimé produisait un sifflement intense qui, à la longue, pouvait entraîner des cas de surdité. Les grues vélocipédiques sur lesquelles des ouvriers travaillaient provoquaient des trépidations qui pouvaient entraîner des déplacements de vertèbres. Après avoir subi durant des années ces conditions de travail, de nombreux travailleurs se retrouvaient physiquement handicapés.
Et pourtant le pire restait à venir. Il se révéla progressivement à partir des années ´90, avec l’ancienneté sur le site : le cancer lié à l’exposition à l’amiante qui abondait notamment au niveau des calorifugeages et isolations thermiques. Un fléau qui a coûté la vie à de nombreux ouvriers, dont mon père qui décéda en 2002 d’un cancer de la plèvre.
On comprendra donc que tous ces facteurs - dureté de l’effort physique, chaleur, polluants divers - pourtant bien connus des services médicaux de l’entreprise, ont insidieusement conduit à raccourcir considérablement l’espérance de vie de ces travailleurs.
En sus de cet environnement matériel hostile, nocif, les ouvriers étaient soumis à un modèle de management qui n’avait rien à envier aux pratiques les plus rétrogrades, des pratiques à faire pâlir les patrons du temps de la Révolution industrielle du XIX° siècle. Une direction, un encadrement, même du plus bas échelon, qui fondaient leurs rapports avec les travailleurs sur le culte de l’autorité, le respect absolu de la hiérarchie, le mépris au quotidien, et l’arrogance, voire la trahison, lors des différents conflits qui émaillèrent les quatorze premières années de l’usine. Et pourtant, le groupe Péchiney-Ugine-Kuhlman était, à cette époque, le premier groupe industriel privé français, employant plus de 100 000 salariés sur les cinq continents, dans plus de 460 établissements.
la grève de l’été 1973
Dans ce contexte, à l’été 1973, une grève éclate pour revendiquer des reclassifications, de meilleures conditions de rémunération et de repos. Elle durera 54 jours, du 21 juin au 16 août.
La conduite de cette grève fut un modèle de démocratie aux portes de l’usine, sur le terre-plein qui servait de parking. Sous un saule pleureur, un haut-parleur fixé sur les branches, le micro pend à disposition de qui veut parler. Chacun pouvait développer son opinion, personne ne craignait de parler, on se respectait. La confiance totale régnait. Des assemblées générales deux fois par jour, à 11 heures et 19 heures. Un vote à mains levées, “le vote à bulletins secrets, c’est comme un peloton d’exécution : tout le monde tire, mais on ne sait pas qui a tué” fit rapidement remarquer au micro Jeannot, un électricien gréviste, débonnaire, attentif, et pourtant pas tellement porté sur les déclarations. De plus, hors de question d’une quelconque récupération politique. Les débats se tenaient à ciel ouvert, et l’union entre les deux syndicats présents, CFDT et CGT, ne connut pas de failles. Les décisions se prenaient à la majorité, et tout le monde se pliait au résultat du vote.
Plutôt que de se considérer comme des représentants des grévistes, les délégués syndicaux se qualifiaient de mandants… une nuance qui fait sens. Hommage à tous ces leaders !
Parmi ceux-ci, Yves Dréau qui rédigea deux ouvrages relatant ces événements (ndlr. ici mes références bibliographiques dont je m'inspire largement). Deux témoignages magnifiques de précisions et de vérité, l’un daté de 1974 et l’autre de 2003. Dans celui-ci (“Du Finistère à Noguères, mémoires d’un militant”, éditions Atlantica), il évoque aussi, avec beaucoup de sensibilité, et sous forme de poèmes, les personnages qu'il a côtoyés et appréciés ou pas… une galerie de portraits d’une grande dignité et chargée de beaucoup d’émotions. Un grand monsieur, M. Dréau, dont la famille me fit l’honneur de m’inviter à lire un de ses textes le jour de ses funérailles en l'église de Mourenx. Un de ces hommes qui inspirent le respect à tous égards. Un des rares hommes, avec mon père, que j’admire à jamais pour l’intégrité morale qui les animait, et la force de leurs combats… ils étaient profondément amis. Il est bien dommage, pour notre mémoire collective, que les bibliothèques municipales de notre communauté de communes ne proposent pas ces recueils.
Finalement, les revendications furent en partie satisfaites au bout de 54 jours. Or le seul coût de l'arrêt de l’usine aurait permis à l’entreprise de procéder à une augmentation de 20% de l’ensemble des salaires pendant 20 ans ! (ndlr. ce qui fut in fine la durée de vie de l’usine). Mais, pour reprendre des déclarations publiques de dirigeants de Péchiney, “il faut être vache et brutal” devait rester la ligne de conduite de la direction.
une solidarité communautaire exemplaire
Les Pyrénées-Atlantiques étaient alors un département rural qui venait de s’ouvrir, avec le bassin de Lacq, à l’activité industrielle. Beaucoup de locaux y voyaient bien sûr une porte de salut au maintien de l’activité économique sur place. Mais bien peu imaginaient que “l’usine, dans le fond, ce n’était pas si drôle"... Aussi, quand, à l’occasion de la grève, ils surent les conditions de travail à Péchiney-Noguères, les agriculteurs, d’abord peu enclins à ouvrir leurs portes, vinrent régulièrement déposer sur le parking de Péchiney, et avec autant d’humilité que de compassion et chaleur humaine, des centaines de litres de lait au prix de gros, des pommes de terre, des légumes, des œufs... les éleveurs, de la viande… les commerçants, des lots divers pour les bourriches. Des dons affluaient de tout le Béarn et du Pays Basque, mais aussi de toute la France.
À Pau, un gala de soutien fut organisé rassemblant 2000 personnes. Des matchs de pelote basque, de rugby avec des équipes du coin se déroulèrent au profit des “gars de Péchiney”. Le journaliste Joël Aubert écrivit dans le journal Sud-Ouest : “Une semaine après la fin du conflit, quelque huit cents personnes se pressaient sous le marché couvert où les groupes basques et béarnais avaient fait, entre autres, spontanément le don d’une soirée. Fête collective où il s’agissait de donner un coup de main aux “gars du pays” plutôt que de venir “bouffer du patron”. À coup de slogans. Donc, une fête où éclate l’évidence de sa propre identité contre ce qui apparaît confusément comme une injustice lointaine et anonyme.”
La solidarité des autres sites Péchiney en France ne fut malheureusement pas si enthousiaste, ni même, dans le fond, celle des ouvriers sur le complexe de Lacq, à l’exception des travailleurs de CDF Chimie Mont dont le soutien permanent sur le parking, surtout dans les moments difficiles, fut d’un grand réconfort moral.
mes souvenirs
J’avais quatorze ans. Je sais que ces événements participèrent à forger significativement mon tempérament, et j’en suis fier.
Je me revois encore marcher dans les rues de Pau, avec mes parents, au milieu des autres familles de grévistes venues exprimer leur souffrance devant la préfecture. “Aujourd’hui, on marchera sur Pau. Pacifiquement. La classe ouvrière ira un jour en paradis. Pour l’heure, c’est le purgatoire. Parfois l’enfer. La fournaise de Noguères est un exemple” écrivit Camille Barbé, journaliste à Sud-Ouest. Et on défila, en effet, pacifiquement. Avec gravité, inquiétude quant à l’avenir, et dignité en toutes circonstances. Ma première manif. Et quand cette masse humaine, pas habituée à s’exhiber ainsi dans la rue, entonna avec délicatesse et solennité ”l'Internationale”, ce n’était guère une idéologie qu’elle voulait exprimer, mais tout simplement l’espérance en un monde meilleur, en un avenir radieux et juste “... Du passé faisons table rase, Foule esclave, debout ! debout ! Le monde va changer de base : Nous ne sommes rien, soyons tout !...”.
En entonnant de nouveau ”l'Internationale” mais aussi "le Chant des partisans", à la fin de la grève, quand ils franchirent le portail de l’usine, c’était d’ailleurs ce même vent d’espoir, mais teinté d’une illusion singulière, qui résonnait dans la tête et le cœur des travailleurs de Péchiney-Noguères.
Aujourd´hui encore, ces chants, ainsi que "Nuit et brouillard" que tous reprirent en chœur dans la salle des fêtes de Pardies un soir de gala de soutien, me renvoient infailliblement à cette période de ma vie quand, adolescent, j’appris de ces hommes et femmes le combat pour la dignité, pour la liberté, pour la justice sociale, pour le respect, pour l’intérêt commun. Je pense aussi devoir à cette période de ma vie mon aversion irrémédiable pour les “petits chefs”, quels que soient leurs domaines d’exercice et leurs statuts formels, mon aversion pour la médiocrité et l’hypocrisie, mon amour pour la liberté d’expression dont je conçois même comme une obligation morale de l'exercer.
Plus tard, à dix-neuf ans, je réussis à convaincre mon père de me laisser travailler dans cette usine, en 3x8 avec lui, pendant les trois mois de vacances d'été avant d’entamer mes études d’ingénieur. Les conditions de travail avaient bien sûr évolué depuis les débuts de l’usine en 1959, quand mon père n'avait, par exemple, qu’un repos de trois jours continus à cheval sur un week-end toutes les sept semaines… mais le travail de base, comme le mien, restait particulièrement pénible, surtout les jours de canicule ou de ciel bas. Je renouvelai ce travail temporaire les trois années suivantes, chaque fois pendant les trois mois d’été, jusqu'à clore mes études et partir au service national.
un avenir rayonnant
Une production industrielle s’exerce désormais dans la douceur sur ces terres de souffrance, et c’est tant mieux. Par un de ces clins d'œil dont le destin a le secret, le soleil contribue ici dorénavant au bien-être de la communauté, alors que, pendant plus de trois décennies, il y a alimenté le feu d’un Enfer pour des centaines d'ouvriers qui, pour la plupart, ont finalement payé de leur vie le gagne-pain pour leurs familles.
J’imagine que ce site désaffecté qui recelait des crassiers d’aluminium et des décharges internes particulièrement contaminées par des résidus fluorés et cyanurés a été convenablement traité. Tout comme les sols de l’ancienne fonderie qui étaient marqués par des hydrocarbures, des PCB, des métaux lourds, qui polluaient la nappe phréatique.
En ce Premier Mai, journée internationale des travailleurs et de célébration de leurs combats, il est encore à craindre que cette page remarquable de l’histoire du monde ouvrier et de la solidarité, au sein de notre propre collectivité, continue de sombrer dans l’oubli. Ce serait si regrettable ! Non seulement parce que cette page fait honneur aux hommes et femmes de cette terre, mais surtout parce qu'il est important de la partager avec les générations suivantes. Comme disait A. de Tocqueville, “Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres”.
Jean-Michel Cabanes