L’actualité dramatique de la guerre en Ukraine met en exergue le pire et le meilleur de l’espèce humaine. La folie du tsar Poutine et les atrocités de son armée d’envahisseurs rappellent les plus tristes pages de l’histoire contemporaine de notre continent, pour le pire. L’élan spontané de solidarité et de générosité des populations européennes, pour le meilleur. Sur ce dernier point, l’évolution même des comportements sur les dernières décennies me parait encore plus particulièrement enthousiasmante et porteuse d’espoirs.
Pour mieux apprécier d’ailleurs cette évolution, depuis mon village situé au pied des Pyrénées, je me suis mis à feuilleter deux pages de l'histoire récente de guerres de l’autre côté de nos montagnes qui ont conduit à des exodes aboutissant dans notre région : la guerre d’Espagne, la guerre d’Algérie. L'accueil en ces occasions, tant au niveau institutionnel qu’au niveau de la population en général, mérite d’être clairement conscientisé pour ne plus jamais en reproduire d'aussi affligeant.
guerre d’Espagne, Retirada, exode
La guerre d'Espagne oppose, entre 1936 et 1939, le gouvernement espagnol de Frente popular à une insurrection militaire et nationaliste dirigée par le général Franco. Considérée comme un des événements majeurs du XX° siècle à différents égards, elle est notamment marquée du sceau de la couardise des gouvernements européens qui décident une politique de “non intervention”. Il est généralement admis que cette décision, tout comme “l’abdication” de ces gouvernements à travers les accords de Munich en 1938, facilitèrent l’essor de l’Allemagne nazie et l’éclosion de la Seconde Guerre mondiale.
Tout aussi lamentable est l’accueil en 1939 des réfugiés espagnols qui doivent fuir leur pays pour échapper à la répression et aux bombardements du nouveau gouvernement fasciste. Cet exode massif, la Retirada, voit des centaines de milliers de civils et militaires franchir les Pyrénées dans d'effroyables conditions, en plein hiver, au nord de Barcelone. Arrivées en France, les familles sont séparées. Les femmes, les enfants et les personnes âgées sont envoyés dans des centres d’hébergement à travers la France. Les hommes sont internés dans des “camps de concentration”, comme les qualifient les autorités françaises de l’époque, construits à la hâte à même le sable sur les plages du Roussillon (“... nous fûmes parqués comme des bêtes nauséabondes à même le sable des plages d'Argelès-sur-mer, de Saint-Cyprien ou du Barcarès, entourés de haies de barbelés”) puis ailleurs dans le Sud-Ouest. Le camp de Gurs, à une trentaine de kilomètres de mon village, Arthez de Béarn, en fut un des plus vastes.
Malgré ce mépris honteux des autorités françaises, ainsi que d’une grande majorité de la population, un grand nombre de républicains espagnols combattent pendant la Seconde Guerre mondiale aux côtés des forces françaises. En 1944 et 1945, des dizaines de milliers de réfugiés espagnols participent à la libération du pays au sein de la 2° division blindée du général Leclerc, des maquis du Vercors, du Périgord ou d'ailleurs ... Dans la Résistance, on compte deux fois plus d'Espagnols que tous les autres étrangers réunis. D’autres qui ont fui en Afrique du nord, rejoignent les forces françaises après le débarquement allié en novembre 1942. Le rôle de ces hommes fut longtemps oublié avant d’être honoré. Ainsi en est-il par exemple des républicains espagnols de la 9° compagnie rattachée à la fameuse 2° DB. Ces Espagnols de "la Nueve", à l’avant-garde des forces alliées lors de la libération de Paris, furent les premiers soldats alliés à rentrer dans Paris le 24 août 1944 et à atteindre l’Hôtel de ville ... ainsi, les premiers blindés à entrer dans Paris s’appelaient-ils “Guadalajara”, “Teruel”, “Guernica”, “Don Quijote" ou encore “Ebro”. Et ce sont d’ailleurs ces Espagnols de "la Nueve" qui furent chargés de former l’escorte du général de Gaulle lors de sa fameuse descente des Champs-Élysées.
guerre d’Algérie, Pieds-noirs, exode
En 1962, l’Algérie accède à l’indépendance après plus de cent-trente ans de présence française, et au terme d’une guerre de libération engagée au mitan des années 1950.
Près d’un million de Pieds-noirs vont alors prendre le chemin de l’exil vers la France métropolitaine. Ces Pieds-noirs, des familles françaises implantées progressivement en Algérie depuis 1830. Des Français "de souche" arrivés au moment de la conquête coloniale entre 1830 et 1860, des Alsaciens et des Lorrains venus après la défaite de 1870, tout comme de nombreux Européens (Espagnols, Italiens, etc.) acquérant la nationalité au fil de diverses lois d’intégration. Les juifs d'Algérie acquièrent aussi la nationalité française par un décret de 1870. Il en résulte un melting pot tout à fait original, avec son vocabulaire, son accent, sa cuisine, son mode de vie, sa culture.
À l’heure des grands rendez-vous de l’Histoire, les Pieds-noirs apportent leur tribut à défendre la mère patrie. Avec les peuples colonisés d'Algérie, du Maroc, de Tunisie et d’Afrique noire, ils composent l’armée d'Afrique dont les régiments sont, encore aujourd’hui, les plus décorés de l’armée française. En 1944, elle représente les trois quarts de l’armée française.
Pour autant, quand en 1962 les Pieds-noirs sont “rapatriés” en métropole dans le chaos et la précipitation, ils se heurtent à l’hostilité des "Français de France” qui les regardent comme des “hommes du Sud” avec tout le mépris possible de la formule. Ils les considèrent coupables de tous les maux de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Le maire de Marseille va même, par exemple, jusqu’à déclarer “qu'ils aillent se réadapter ailleurs !“. Ce n’est pas l’objet de cette tribune que de rentrer dans une telle analyse mais, à bien y réfléchir, on pourra admettre que ces mêmes "rapatriés" furent finalement les victimes expiatoires d’un système colonial totalement désuet, tout comme d’un manque de clairvoyance et de courage des responsables politiques nationaux qui entretinrent l'ambiguïté et la confusion dès les années 1940.
Les Pieds-noirs arrivent donc dans les années 1960 dans la douleur d’avoir perdu leurs racines, ne comprenant pas le procès qui leur est fait à propos de leurs supposées richesses alors que leur niveau de vie était moindre qu’en métropole, ni l’hostilité de la population à leur égard. Ils s’installent un peu partout sur le territoire, principalement dans les zones en plein développement économique.
Ainsi ma famille arrive-t-elle du Maroc (ndlr. le terme de Pied-noir s’étendant aux Français du Maroc et Tunisie, eux aussi concernés par l’indépendance de ces pays à la même période) en Béarn où est en train de naitre l’aventure industrielle du bassin de Lacq. Nous sommes parmi les premiers occupants de Mourenx ville nouvelle, une ville sortie de terre en quelques années pour accueillir les ouvriers et leurs familles. Depuis notre appartement, rue des Pionniers, nous voyons arriver, démunies, les autres familles de Pieds-noirs qui peuplent pour l’essentiel cette ville nouvelle conçue pour 12.000 habitants et qui en compte déjà 8.500 dès 1962. Puis rapidement, comme beaucoup d’autres Mourenxois de l’époque, mes parents acquièrent une maison dans un lotissement neuf d’un village voisin. Le processus d’intégration s’enclenche alors plus fermement mais non sans peine. Mes parents, comme bien d’autres, continuant à vivre irrémédiablement dans le doux souvenir de leurs plus belles années laissées outre-mer, d’une part. Le Béarn d’alors, avec ses fondements sociologiques conservateurs, demeurant encore, dans le fond, hermétique aux “estrangers”, d’autre part… l’essor du complexe industriel de Lacq allait heureusement faire souffler un vent de fraîcheur, de modernité et d’évolution des mentalités.
Bien entendu, l’accueil des Maghrébins qui avaient combattu pour la France depuis le début du XX° siècle aurait dû lui aussi être pensé avec beaucoup plus de reconnaissance.
guerres, exodes, “métèques”
Pour en revenir au temps présent, il faut se réjouir de l’altruisme et de la munificence dont font preuve aujourd’hui les populations européennes à l’égard des réfugiés ukrainiens poussés à l’exode par cette guerre aux frontières de notre espace européen. Je me plais à penser que, à travers cette tragédie, nous aurions irréversiblement franchi un seuil critique dans notre rapport collectif aux migrants. Capitalisons une telle avancée humaniste.
Comprenons bien que, dans notre histoire nationale, les victimes d’exodes, fussent-elles des fois considérées de façon tout à fait lamentable comme “métèques”, ne sont pas venues, ni ne viennent, de gaieté de cœur chez nous, et qu’au départ c’est pour eux un profond déchirement que de quitter leur terre, leur famille, leurs amis. Je vous invite, pour illustrer et alimenter votre réflexion sur ce thème, à (ré)écouter les paroles poignantes de deux chansons dont la portée est universelle et atemporelle : "J'ai quitté mon pays" et ”Souviens-toi des Noëls de là-bas”.
Regardons dorénavant les migrants sans filtres et réservons-leur le même allant que nous savons déployer aujourd´hui avec bonheur.
Jean-Michel Cabanes
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