Quelle fierté, en ce lundi matin de début mai, de retirer mon passeport au consulat d’Espagne de Pau ! Me voilà donc concrètement Espagnol, en plus d'être Français.
Tant de sentiments nobles qui viennent m'envahir. Hommage ému d’abord à mes racines, à mon histoire familiale. Honneur de pouvoir revendiquer l'appartenance aussi à cette culture espagnole, illustre au fil des siècles s’il en est. Affirmation encore plus ferme, avec ma double nationalité, de mon ancrage à la civilisation européenne.
C’est en fait en vertu de la "Ley de Memoria Democrática" votée par le Parlement espagnol fin 2022 que j’ai pu acquérir la nationalité espagnole. En effet, mes parents étaient nés Espagnols au Maroc, alors sous administration française, où mes grands-parents originaires d’Espagne étaient venus s’aventurer au début du XX° siècle. Pour diverses raisons, notamment d’intégration administrative facilitée, mes parents étaient devenus Français, perdant alors leur nationalité de naissance, selon les règlements de l’époque. Un des volets de la loi précitée permet précisément de corriger cette situation, conformément aux usages maintenant en vigueur.
une affaire de familles
Me voilà donc Espagnol, comme j’aurais dû l’être dès ma naissance, en même temps que Français. Comme le veut la règle en Espagne, mon patronyme y est double, Cabanes Nogueiras, du nom des deux familles dont je suis le produit. Le sens de l’effort, l’abnégation, l’altruisme, le rejet de toute idée de soumission servile sont probablement les plus forts marqueurs communs à ces deux branches. À titre d’illustration, je retracerai juste quelques épisodes de l’histoire familiale.
Mon grand-père paternel, Paco, ne savait ni lire ni écrire, comme beaucoup en ce début du XX° siècle. Dernier d’une fratrie de treize enfants et rapidement orphelin, sa fougue l'amène, tout jeune, à tenter l’aventure en Amérique. Puis de retour en Espagne après quelques années, son énergie insatiable le conduit avec ma grand-mère, Teresa, à tenter de nouveau l’aventure, cette fois-ci au Maroc alors récemment sous protectorat français. De ses mains et avec sa vivacité d’esprit, il réussit à bâtir une société d’armateurs de pêche florissante qui rayonnait tant sur le Maroc que l’Algérie.
Mon grand-père maternel, Julian, jeune garçon de café madrilène, fuit l’Espagne au début du XX° siècle pour ne pas être enrôlé dans l’armée du roi. Il part alors, accompagné de sa mère, pour Rabat où il fait la connaissance de ma grand-mère, Maria, Espagnole comme lui. Ses talents personnels et sa maîtrise du métier lui permettent, petit à petit, de devenir le patron d’un des plus grands cafés-concerts de Casablanca. Malheureusement, ses convictions et son plein engagement pour le camp républicain pendant la guerre d’Espagne causent indirectement le déclin de son affaire qui est appelée au boycott au début des années ’40, alors que le Maroc est sous administration vichyste. Il doit repartir de zéro.
Il est singulier de souligner que dans chacun des deux cas ci-avant, la table était toujours ouverte aux parents, amis et quiconque pouvait en avoir besoin, au point d'ailleurs qu’un jour un convive s’installa à table, sans que, une fois parti, personne ne sût qui il était…
Parmi les traditions espagnoles toujours ancrées dans la famille, la paella est celle qui anime nos dimanches de Pâques et nos étés lorsqu'on la prépare au feu de bois pour une belle tablée. Notez bien du reste qu’en matière culinaire, la diversité de la gastronomie espagnole est bien plus riche qu’on l’imagine, et va bien au-delà de la paella.
Mais rien ne me fait plus saliver chaque fois que je me rends en Espagne que les churros et le chocolat chaud !!! Si vous passez un jour par Madrid, il vous faut absolument aller en goûter à la Chocolatería San Ginés, haut-lieu selon moi d’une visite de cette capitale dont je raffole aussi pour ses trois prestigieux musées d’art (Prado, Reina Sofía, Thyssen), sa majestueuse plaza de toros de Las Ventas, son mythique stade Santiago Bernabéu et surtout son art de vivre enjoué.
“la culture c’est un peu comme le bonheur, ça se partage” (G. Pompidou)
C’est ainsi que j’ai plaisir à vous faire part de quelques références que j’apprécie tout particulièrement parmi les artistes de mon nouvel autre port d’attache.
Vicente Blasco Ibañez (1865-1928), un des plus grands romanciers de la langue espagnole, est assurément au centre de mon panthéon littéraire. Et pas seulement parce que grande partie de son œuvre s'intéresse à la région de Valence, sa ville d’origine et aussi terre de tous mes ancêtres de la branche paternelle. C’est avec un talent inégalé, sur un mode naturaliste à la Zola, qu’il décrit la vie de la campagne valencienne de la fin du XIX° siècle, les conflits sociaux acharnés entre paysans de la “huerta valenciana” et propriétaires, la difficulté de vivre pour les pêcheurs, les petits commerçants de Valence, les paysages, les odeurs d’orangers, la vie dans les rizières. Homme politique, anticlérical et républicain, il finira ses jours en exil sur la Côte d’Azur, à Menton où “la plus importante cérémonie jamais vue dans la ville”, selon les contemporains mentonnais, marqua ses funérailles.
En matière littéraire, Don Quichotte, chef-d’œuvre universel de Miguel de Cervantes (1547-1616), incarne avec tendresse mon héros favori, ce personnage dont j’aimerais être si proche ! Idéaliste, généreux, guidé par l’amour, la justice et l’honneur, profondément humaniste. Quant au rayonnement de l’auteur, ne désigne-t-on pas l’espagnol comme la “langue de Cervantes”…
Dans le domaine de la peinture, et parmi les innombrables maîtres espagnols, j’en distingue deux, El Greco (1541-1614) et Salvador Dali (1904-1989), parce que génies dont les innovations artistiques influencèrent significativement l’époque moderne.
El Greco, le peintre le plus important du maniérisme espagnol, courant esthétique de la fin de la Renaissance en réaction frontale à l’hégémonie de la perfection classique et qui se manifeste notamment par l’allongement des formes, ce qui leur confère plus d'élégance et de grâce. Une vision tout à fait avant-gardiste, surtout en l’associant à la palette de couleurs “métalliques” que maîtrisait El Greco.
Dali, génie extravagant autoproclamé, inventeur d’une méthode de création spontanée, la “paranoïa-critique”, qui s’applique à tous les arts. “Toute mon ambition sur le plan pictural consiste à matérialiser avec la plus impérialiste rage de précision les images de l'irrationalité concrète”. Ainsi expliquait-il le cadre de son œuvre immense.
Au-delà du monde artistique, un certain nombre de grands du sport retiennent aussi toute mon admiration pour leur panache. Le Real de Madrid bien sûr pour l’ensemble de son œuvre footballistique ! Mais aussi Bahamontes, “l’aigle de Tolède”, ce premier cycliste espagnol à gagner un Tour de France (qui plus est l’année de ma naissance, en 1959) et six fois meilleur grimpeur. Luis Ocaña, tout en élégance sur son vélo, qui fut le grand rival trop souvent malchanceux de Merckx au Tour de France, mais qui en gagna quand même un en 1973 avec presque seize minutes d’avance sur le second.
J’aimerais aussi partager avec vous ma passion pour la corrida, le bien nommé “art tauromachique”, et tout l’univers exalté de ces rencontres entre l’homme et la bête… mais je sais que c’est un sujet bien polémique. Je vous invite néanmoins tout simplement à vous reporter à l’article "la corrida, un forum citoyen de référence" que j’ai publié sur ce même blog il y a quelque temps.
citoyen du “Vieux Continent” : un vrai privilège
J’ai longtemps voyagé et vécu dans des pays du “Nouveau Monde”, comme certains se complaisent à baptiser les Amériques ou l’Australie. Dans ces contrées-là, parler naturellement du “Vieux Continent” pour nommer avec une certaine condescendance l’Europe, tant dans les médias que dans les conversations de tous les jours, tend souvent à véhiculer une image surannée de nos modes de pensée ou d’action, voire même évoque “impotence” ou “civilisation vieillissante” par opposition à l'agilité et la modernité qu’ils prétendent incarner.
J’ai toujours observé avec amusement cette rhétorique, et ressenti une certaine compassion envers ceux qui en étaient convaincus. Encore plus donc aujourd’hui, enfant comme je le suis formellement de deux nations si fascinantes, aux passés prestigieux et aux futurs prometteurs. Futur qui pourrait avantageusement se décliner au singulier si nous arrivions à bâtir les volets sociaux et humains de cette Europe, aujourd'hui surtout économique, pour laquelle on ne nous propose malheureusement plus trop de choix fondamentaux depuis la duperie du référendum de 2005 sur le traité de constitution européenne.
Quoiqu'il en soit, c’est un vrai bonheur pour moi d’être citoyen du “Vieux Continent”. Quel plaisir d’avoir pu côtoyer au plan professionnel des collègues belges, écossais, anglais, gallois, slovaques, italiens, portugais, suisses, néerlandais, norvégiens, allemands, etc. et d’avoir pu en ces occasions apprécier notre diversité de modes de vie et d’appréhension du monde. Sans compter qu’avec certains nous avons noué de vrais liens d’amitié.
Quelle richesse culturelle et quel tremplin de développement personnel de pouvoir revendiquer des appartenances plurielles et de vivre dans un univers si varié que l’Europe ! Contrairement au melting pot étatsunien, concept qui vise à fusionner les différents éléments de la société pour ne former qu'un seul et même ensemble harmonieux avec une culture commune, réjouissons-nous plutôt et sachons tirer profit de la mosaïque historique qui nourrit notre identité européenne. Comme disait le Mahatma Gandhi, “je ne veux pas que ma maison soit murée de toutes parts, ni mes fenêtres bouchées, mais qu’y circule librement la brise que m’apportent les cultures de tous les pays".
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Me voilà donc Espagnol en plus de Français, mais dans le fond vous l’aurez compris, tout simplement encore plus Européen et heureux de l’être ! Cette double appartenance administrative me permet en particulier de faire peser mes convictions, qui s’inscrivent dans le droit-fil de celles de mon grand-père républicain, dans chacun des deux pays. Mais aussi depuis l’un ou l’autre des deux pays quand il s’agit de se prononcer dans un scrutin européen ; ce que je ferai finalement, ce 9 juin, via mon rattachement électoral espagnol à Biescas, Aragon, que j’étais ravi de choisir car commune jumelée avec mon village, Arthez de Béarn. Associer ainsi Béarn et Aragon s'inscrit au demeurant dans un certain cadre historique qui vit, fin XII° / début XIII° siècle, le royaume d'Aragon et la vicomté de Béarn nouer de solides liens de sang et de vassalité.
Jean-Michel Cabanes